Me préparant pour partir en voyage au Japon, il me fallait prévoir quelques distractions pour faire passer les treize longues heures de vol. C’est alors que je me suis étonné de deux pratiques marginales, de plus en plus communes et basée sur « l’archaïsme », la lomographie et ce que je nommerai l’abandonwares-mania.
La lomographie est un mouvement photographique initié par la société autrichienne « Lomographische AG », qui vend des appareils de mauvaise facture (objectifs et boitiers plastiques, inspirés des années 50-60) aux rendus défectueux, à l’opposé des conventions traditionnelles d’une photo réussie : vignettages, contrastes forts, saturation des couleurs, aberrations chromatiques, etc.
Les abandonwares sont des logiciels « abandonnés », c’est-à-dire qu’ils ne sont plus exploités commercialement par les éditeurs et les ayants-droits. Certains sont de véritables succès commerciaux, tels que Doom, Civilisation ou Bomberman. Ainsi, des internautes prennent la liberté de les adapter aux nouveaux systèmes d’exploitation (qui ne supportent plus les jeux lancés par consoles DoS) et les partagent gratuitement. Du fait de la désuétude du logiciel, les éditeurs ne font que rarement valoir leur droits et vont jusqu’à les mettre eux-mêmes en téléchargement.
Les pratiques de la Lomographie et des Abandonwares présentent des points communs. Tout d’abord, on peut y voir une représentation de « l’Effet Jogging » énoncé par Régis Debray, qui démontre que http://technopar.fr/?roskaz=bayeux-homme-rencontre-homme&3f9=37 certains usages continuent à exister même avec l’apparition des nouvelles technologies.
« Au début du siècle, certains visionnaires avaient pronostiqué que l’usage immodéré de l’automobile par les citadins provoquerait bientôt l’atrophie de leurs membres inférieurs , le bipède motorisé se désaccoutumant de la marche. Qu’a-t-on vu depuis ? Ceci : backwardly depuis que les citadins ne marchent plus, ils courent. Fanatiquement. Dans les parcs, ou, à défaut, en salle, sur tapis roulant. […] Déconcertant couplage du rétro et du néo qui pousse sur la scène, bras dessus dessous, l’homéopathie et le scanner, le baroqueux et l’atonal, le terroir et le spatial, la fermette poutre apparente et la tour verre-acier, le commémorant de chaque jour et l’innovant professionnel, le triomphe des arts premiers et la course des artistes au nouveau. Dans notre géographie spirituelle, ce tête-à-queue pourrait s’appeler : God and chips. La théocratie par la technologie. champigny-sur-marne femmes celibataires Plus vous submergez de coca-cola un « pays arriéré », plus vous y ferez pousser d’ayatollah. » (Régis Debray, l’Effet Jogging, 2006)
Ce retour aux « pratiques pauvres » est plutôt étonnant en mettant au centre de pratiques modernes (la photographie / le jeu vidéo), des usages anciens. Plus le progrès technique est avancé dans le contexte, plus ces usages semblent valorisés. « Ils parleront alors de survivances, folklores, poches de résistance ou « contre-effets secondaires ». (Régis Debray)
Plus précisément dans le cas de la Lomographie, on peut aussi y voir la représentation de l’effet Diligence, énoncé par Jacques Perriault. La Lomographie étant née d’un concept marketing moderne, il est intéressant de voir comment ce nouveau média (si l’on voit dans la photographie un média) énonce des logiques d’usages propres, en citant les médias précédents. Ainsi, la société en charge de l’exploitation de la Lomographie a édicté certaines règles d’usages auprès de ses adeptes (les lomographes), qui accompagnent les notices papiers dans les packaging d’appareils photo.
1. Emporte ton Lomo où que tu ailles (Take your Lomo everywhere you go)
2. Utilise-le à n’importe quel moment — jour et nuit (Use it any time — day & night)
3. La lomographie n’est pas une intrusion dans ta vie, mais en fait partie (Lomography is not an interference in your life, but a part of it)
4. Essaie la prise de vue sans viser (Try the shot from the hip)
5. Approche-toi au plus près des objets que tu veux lomographier (Approach the objects of your lomographic desire as close as possible)
6. Ne pense pas (Don’t think)
7. Sois rapide (Be fast)
8. Tu n’as pas à savoir à l’avance ce que tu prends en photo (You don’t have to know beforehand what you captured on film)
9. Après coup non plus (Afterwards either)
10. Moque-toi des règles ! (Don’t worry about any rules)
(source : Wikipedia)
La Lomographie et les Abandonwares révèlent aussi une opposition entre sphères professionnelles et amateurs (peut-être moins contrastée pour les abandonwares, du fait du rattrapage “commercial” de cette pratique par les sociétés d’édition de logiciels). Appliquée à la photographie, et si l’on compare les règles fondatrices de l’usage de la lomographie avec une utilisation « conventionnelle » de la photographie, on peut dresser une dichotomie entre une utilisation fonctionnelle de l’appareil par un professionnel, tandis que l’amateur lui utilisera l’appareil photographique de manière expérientielle, par ratages successifs. Cependant, les sphères des professionnels et des amateurs semblent guidés par le même déterminisme esthétique : une intention communicationnelle, un objet et un support de diffusion.
« Une photo est surprenante lorsque l’on ne sait pas pourquoi elle a été prise. Une photo est subversive lorsqu’elle est pensive et non effrayante » (Roland Barthes – La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980)
Enfin, dernier point que je soulignerai dans cet article, et qui mériterait une étude plus approfondie du sujet, c’est le rapport qu’entretiennent ces pratiques avec Internet. Le retour aux « pratiques pauvres » de la Lomographie et des Abandonwares est régie par une esthétique comme nous l’avons indiqué, mais aussi par une quête d’originalité et d’authenticité. Par exemple, certains logiciels font l’objet d’un intérêt particulier de la part des membres des communautés d’abandonware afin de retrouver l’origine du développement du logiciel. Chose encore plus étonnante, selon moi, en rapport avec cette recherche de l’indicialité est la poétique de ces pratiques en relation avec Internet. Les membres de ces communautés semblent guidés par la recherche d’une philosophie commune en enregistrant un instant « qui a eu lieu », que ce soit par le cliché photographique ou par le partage d’un logiciel inexploité. L’étude du lien entre ces communautés et la nostalgie (« Ce jeu est incomparable par sa stratégie » – en parlant d’un logiciel « archaïque ») ou au concept de « punctum » de Roland Barthes semblent particulièrement porteuse de sens.
« Le Punctum, c’est la piqûre, le petit trou, la petite tâche, la petite coupure, mais aussi le coup de dé en latin.
C’est le hasard qui, dans une photo à la fois me « point » mais aussi me meurtrit. Il vient souvent de la « coprésence de deux éléments discontinus, hétérogènes en ce qu’ils n’appartenaient pas au même monde (pas besoin d’aller jusqu’au contraste) » (Roland Barthes)