Le marché du jeu vidéo, qui a su par son dynamisme supplanter d’autres industries culturelles comme le disque, et touche aujourd’hui une vaste population en devenant le premier loisir des Français [63 % des Français de 10 ans et plus déclarent avoir joué aux jeux vidéo ; tandis que l’on considère que l’âge moyen des joueurs (35 ans) est en constante augmentation – source SNJV] se métamorphose par un double mouvement ; entre dématérialisation (fini la vieille cassette de Super NES) et massification (le geek moisissant dans sa chambre, n’a jamais été aussi « social »). A l’heure où le web 2.0 se met à la recherche de nouveaux mots valises pour légitimer ses dispositifs, l’ère du web social et de ses « buzz » toucherait à sa fin pour laisser l’Homo Ludens s’exprimer au travers de social games, serious games et autres gamified media. Je vous propose aujourd’hui quelques pistes de réflexion autour de la notion de jeu, en essayant de l’appliquer aux dispositifs médiatiques au travers du lieu commun, dit de « gamification ». Véritable tendance ou énigme sans solution, le fait est que les responsables marketing et de communication qui se verraient fiers d’identifier avant tous les autres le prochain cycle d’innovation du web.
http://msfr.fr/wp-login.php?redirect_to=http://msfr.fr/wp-admin/network/ Le lien entre jeu et culture
Comme le précise Johan Huizinga en ouverture de son ouvrage, Homo Ludens, « Brezno le jeu est plus ancien que la culture »[1], car il suppose l’existence d’une société humaine pour jouer. On trouve la justification de cette thèse dans les ébats qu’entretiennent les animaux, sans pour autant être organisés en société. De nombreux champs de recherche se sont entrecroisés pour tenter de définir les contours de l’essence du jeu, comment celui-ci peut « ré-enchanter » le monde, s’illustrant par des thèses notamment en sociologie, en psychologie ou en psychanalyse portées par des chercheurs tels que D.W. Winnicott, R. Caillois, Parlebas…
Roger Caillois dans « Les jeux et les hommes », s’est essayé à une définition du jeu et propose une classification fondée non sur le caractère descriptif des jeux, ni sur les pulsions des hommes, mais sur l’esprit du jeu considéré en lui-même. Il identifie quatre ensembles : Agôn (competition), Alea (hasard), Mimicry (simulacre) et d’Ilynx (vertige) ; et défini le jeu comme une activité libre qui doit être choisie pour conserver son caractère ludique (liberté), soumise à des règles qui suspendent les lois ordinaires (règlement), circonscrite dans les limites d’espace et de temps (séparation) dont l’issue n’est pas connue à l’avance (incertitude) et accompagnée d’une conscience fictive de la réalité seconde (fiction). A cela s’ajoute le fait que l beaune couple libertin e jeu est a priori une activité irrationnelle, d’autant plus appliqué à des logiques marketing, puisqu’il est improductif par essence, ne créant aucune richesse nouvelle. Même les jeux d’argent sont improductifs, car ils ne font l’objet que d’un transfert de richesses.
« cette gratuité fondamentale du jeu est bien le caractère qui le discrédite le plus. C’est elle aussi qui permet qu’on s’y livre avec insouciance et qui le maintient isolé des activités fécondes. »[2]
Le jeu serait une sorte de soupape qui aiderait l’individu à supporter le monde. Il serait une manière de dépenser l’énergie en trop en exprimant ses sentiments réprimés et en maitrisant ses angoisses. On retrouve cette proposition dans la thèse de J. Henriot qui pense le jeu comme une idée : « Jouer, c’est savoir qu’on joue » ; et qui fait écho à la définition du jeu de Roger Caillois, précisant que parmi les traits humains qui caractérisent le jeu, celui-ci est une activité accompagnée d’une conscience fictive de la réalité seconde. Le jeu nous oblige par conséquent à redéfinir l’opposition entre « réel » et « virtuel » ; cette opposition étant fortement ancrée au cœur des imaginaires des usagers et des concepteurs de dispositifs ludiques et interactifs. La « réalité virtuelle », les dispositifs « immersifs », les « mondes virtuels » sont autant de termes qui sont passés dans le langage courant et dont les contours restent à définir ; agissant comme des chimères et se transformant régulièrement en controverses (par exemple, l’addiction aux jeux vidéo).
Selon Donald Woods Winnicott, les jeux seraient des « objets transitionnels » ayant une « capacité à créer un espace intermédiaire entre le dehors et le dedans, capacité qui ne s’accomplit pas dans les jeux réglés, agencés comme des fantasmes ou des rituels, mais qui se situe à l’origine de l’expérience culturelle ». Ces objets transitionnels dont nous ne saurions nous passer – s’inventent, se cherchent et se trouvent. Ce n’est pas seulement notre intelligence du discours mais notre perception du réel, de nous-même et de l’autre, qui se voient alors renouvelées. Le jeu aurait donc pour vertu de se situer en dehors de la réalité, en permettant l’épanouissement de la personnalité et en préparant à la nouveauté (notamment chez l’enfant). D.W. Winnicott tient pour essentielle la distinction entre « game » : le jeu strictement défini par les règles qui en ordonnent le cours, et « play » : le jeu qui se déploie librement, activité caractéristique de l’enfant qui construit un espace potentiel dans lequel il expérimente ses angoisses. De là, né un schéma relationnel simple interfaçant l’expression des sentiments d’un individu avec une dimension sociale par le jeu, Emotion óJeu ó Social ; qui trouve son prolongement dans les thèses de Pavlov, qui montrent que pour l’enfant, le mot jouet peut être substitué au terme outil. C’est bien ce dernier terme qui nous intéresse tout particulièrement ; dans quelle mesure le jeu peut-il représenter un outil à l’usage des consommateurs mis au profit des objectifs de l’Entreprise, et notamment de sa stratégie de communication ? Doit-on « gamifier » toutes les interfaces pour faciliter d’adoption de son service ?
L’intensité symbolique du jeu pour favoriser la consommation
La « gamification », néologisme interprétant le processus d’infusion des techniques de conception, de conceptualisation et des mécaniques relatives au jeu au sein d’interfaces web ou mobile, impliquerait que ces techniques de design soient appliquées à des dispositifs dont le jeu n’est pas l’usage premier. Bref, à peu près tout ou n’importe quoi pourrait être « jouable » et « joué ». Indirectement, les interfaces « gamifiées » seraient plus facilement accessibles au non-joueurs ou a minima aux non-usagers de ces dispositifs. Dans quelle mesure les techniques de conception de jeu peuvent-elles être mises au profit d’applications a priori non ludiques, dans l’objectif de faciliter leurs adoptions par l’utilisateur ? Quelles perspectives d’amélioration sont offertes aux champs de la communication par les mécaniques de jeu ?
En 2011, les entreprises auront dépensé 300millions de dollars en publicité sur les jeux sociaux pour offrir des expériences innovantes aux joueurs en terme de publicité. Sur ce secteur émergent, quelques annonceurs se sont démarqués en s’engageant les premiers, gagnant ainsi leur part de « prime time » émotionnel. On retiendra les opérations de placement de produits menés par Bon Jovi dans Happy Island, EDF dans Kompany ou bien Géant Vert dans Farmville.
Le jeu est une activité éminemment sociale, y compris dans ses formes les plus primaires, et qui par ses facteurs psychodynamiques, stimule l’intellect de l’usager. Implicitement, l’intérêt est réel pour les publicitaires qui souhaitent voir l’usager engagé avec les messages de la marque. C’est la rencontre du monde du jeu vidéo et des TIC, qui avec l’émergence d’outils de réseaux sociaux tels que Facebook, focalisé sur l’individu et ses connexions sociales, vont permettre l’arrivée d’acteurs dominants, comme Zynga, qui proposent une expérience améliorée au joueur en tirant parti du graphe social des membres du réseau. En scénarisant ses jeux autour des réseaux sociaux, Zynga a aussi révolutionné la façon d’engager les utilisateurs et les amener à développer leur communauté. Les mécaniques de jeu sur les réseaux sociaux sont étroitement liées à l’extension de son réseau par le recrutement de nouveaux membres pour étendre sa puissance dans le jeu ; ce qui est un bénéfice pour Facebook, puisqu’en 2012, la firme de Mark Zuckerberg considère que 40% du temps passé sur son site l’est sur les jeux sociaux. Par conséquent, la création de services « over-the-top », via son API libre et ouverte aux développeurs indépendants, est un des facteurs essentiels du succès de Facebook.
On comprend, au travers de l’exemple Zynga / Facebook que la « gamification » est un concept qui ne peut pas être restreint à la stratégie (tactique ?) simpliste d’un concepteur offrant de quoi s’amuser à l’utilisateur de son service. Il s’agit d’un processus complexe qui vise à instaurer une relation gagnant-gagnant entre les concepteurs et usager ; dans laquelle l’usager est actif. L’évergétisme ne peut donc pas être l’unique raison invoquée pour intégrer des logiques de jeu dans ses dispositifs de communication. Le « PANEM ET CIRCENSES » (du pain et des jeux) de Juvénal appliqué au monde moderne et à l’Entreprise ne trouverait alors une justification que dans la relation instituant et institué, ce qui ne produit aucun sens dans le cadre d’une stratégie de communication élaborée. Offrir du jeu aux joueurs, c’est oublier les motivations premières de l’usager : l’esprit de compétition, la volonté de progresser, le désir d’évasion, la recherche de règles et de reconnaissance. Les jeux sont des motivateurs hors pair qui se déclinent efficacement sur différentes plateformes (web, mobile, tv, consoles, etc.) et sous différentes formes (jeu vidéo, serious game, application mobile, etc.), à partir du moment où les concepteurs de l’interface possèdent une vision structurante et harmonisée de l’objectif final de communication, tout en évitant de se limiter au modèle de communication simpliste stimulus / réponse. Même les jeux les plus primaires s’avèrent étonnamment complexes ; à titre d’exemple, le bandit manchot ne trouve pas l’explication de son adoption dans la simplicité de sa mécanique de jeu (proche du stimulus / réponse, je tire une bras mécanique, je perds / je gagne), mais dans le contexte social / environnemental et l’expression d’un statut social du joueur : jeu de la femme qui attend son mari qui joue aux tables, jeu du pauvre et de l’imaginaire du « dernier dollar ».
Les dispositifs « gamifiés » représentent une potentielle solution dans les environnements de consommation, là où la communication verbale se révèle inefficace. Le jeu est un moyen d’engager une communication concrète, par laquelle se transmet la culture, avec le consommateur. Les champs d’applications apparaissent alors larges, permettant au joueur / usager / consommateur de faciliter des actions cognitives telles que la mémorisation / l’analyse de séquences complexes, de transposer une forme de langage dans une autre, choisir et utiliser des abstractions / des principes et des règles, structurer et acquérir un jugement critique, …
« Chaque jeu renforce, aiguise quelque pouvoir physique ou intellectuel. […] A l’inverse de ce qu’on affirme souvent, le jeu n’est pas apprentissage de travail. Il n’anticipe qu’en apparence les activités de l’adulte. Le garçon qui joue au cheval ou à la locomotive ne se prépare nullement à devenir cavalier ou mécanicien, ni cuisinière la fillette qui confectionne dans des plats supposés des aliments fictifs rehaussés d’épices illusoires. Le jeu ne prépare pas à un métier défini, il introduit à la vie dans son ensemble en accroissant toute capacité de surmonter les obstacles ou de faire face aux difficultés. Il est absurde, et cela n’avance à rien, de lancer aussi loin que possible un marteau ou un disque de métal, ou de rattraper et de relancer sans fin une balle avec une raquette. Mais il est avantageux d’avoir des muscles puissants et des réflexes rapides. »[3]
A titre d’exemple, de nombreuses marques dites « fonctionnelles » ont mis en place des programmes de fidélisation à l’aide de badges pour valoriser leur politique de social CRM. On joue alors en compétition pour effectuer des tâches souvent mécaniques. Ces dispositifs illustrent l’importance de l’interface (l’écrin, le contenant) ainsi que la force du contenu afin de créer un lien fort entre consommateurs et marques en un lieu unique : le jeu. Le jeu est alors un accélérateur de préférence de marque, de notoriété et d’engagement. La force du jeu est étroitement liée à sa puissance symbolique et à l’assimilation du joueur au travers de ces images. On notera d’ailleurs que l’évolution du jeu vidéo est poussée par l’enrichissement de ces images : de pong (un pixel de définition) aux récents jeux en haute résolution ; le fil conducteur des succès et best sellers trouve son dénominateur commun dans la qualité de l’interface relative à la mécanique de jeu.
2 réponses sur « Jouer n’est-il qu’un jeu ? – Quelques pistes de réflexion autour de la Gamification »
[…] fonction sociale du jeu (1938), l’historien Johan Huizinga soutient même que « le jeu est plus ancien que la culture ». Les animaux ne s’ébattent-ils pas sans pour autant être organisés en société ? […]
Cette manière d’expliquer la psychologie du jeu, est bien faite. J’ai compris beaucoup de choses qui me permettront de mieux aborder l’ Univers du Jeu dans son ensemble. Merci à vous pour cette publication.